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Barthes





n°2 - Barthes à l'étranger > octobre 2015




Claudia Amigo Pino et Laura Taddei Brandini

De l’incompréhension, de la création, des œillets : Barthes au Brésil et au Portugal


Dans des pays lusophones tels que le Brésil et le Portugal (comme dans les autres pays peu ou jamais visités par Roland Barthes), l’écrivain français fut surtout connu par la diffusion de ses écrits. La réception de ses livres et essais s’y fit au gré des publications en France et des traductions en langue portugaise, mais aussi selon les intérêts des groupes littéraires et intellectuels nationaux : pour des raisons qui tiennent aux hasards des séjours de recherche à Paris ou aux directions prises par des projets d’études, Barthes fut introduit au Brésil par Leyla Perrone-Moisés et au Portugal par José Augusto Seabra et Eduardo Prado Coelho. Pris dans la vogue structuraliste, les milieux littéraires des deux pays traduisirent dans les années 1970 les œuvres de l’écrivain, selon leurs besoins de bibliographie sur les nouveaux courants théoriques. Toutefois, loin d’être homogène ou toujours amical, l’accueil fait aux textes de Barthes connaît des variations dans les deux pays, selon les moments historiques et les types de réception : nous proposons un bref panorama de la réception de l’écrivain au Brésil et au Portugal, à partir d’un corpus de presse, d’essais académiques et d’œuvres littéraires.



La réception brésilienne de Barthes


Barthes est présent au Brésil depuis la publication en 1953 du Degré zéro de l’écriture qui fut l’objet de quelques brèves notes de presse, ainsi que d’un article. Il s’agit de « Grau zero da escrita » [« Degré zéro de l’écriture »], de l’écrivain et critique moderniste[1] Sérgio Milliet, paru dans le journal O Estado de S. Paulo le 17 novembre 1953, quelques mois après la publication du livre en France. Cependant, son premier accueil n’aurait pas pu être moins chaleureux : Milliet taxe le livre d’élucubration intellectuelle et de plaisanterie chargée d’un style « ésotérique » et inaccessible.

Le critique considère que le livre de Barthes néglige l’exégèse des œuvres littéraires, et lui reproche la stérilité de ses discussions théoriques. Loin de proposer aucune analyse tangible, l’ouvrage se réduirait à un exercice de création détaché de tout texte ou problème littéraire. Milliet, comme beaucoup d’intellectuels brésiliens de l’époque, considère la critique comme une activité strictement liée à l’œuvre littéraire, et même dépendante de celle-ci, dans la mesure où elle s’occupe à décrire les effets de l’œuvre auprès du lecteur surtout du point de vue du contenu qu’elles véhiculent. Une telle conception va naturellement à l’encontre de la notion d’écriture fondée dans Le Degré zéro de l’écriture, une histoire des formes qui conduit à l’autonomisation du langage littéraire. Aux yeux de l’auteur de l’article, Barthes exerce une critique littéraire sans rapport avec la réalité, ne discutant rien, se perdant en divagations intellectuelles et, plus grave, ignorant les questions relatives à son temps.

Le Brésil dans lequel le livre de Barthes fit son entrée était celui de l’époque postmoderniste (1930-1950 à peu près), une partie importante des écrivains, artistes et intellectuels étant alors engagée dans la tâche de définir l’homme brésilien, riche de sa culture et de son histoire. Entamée au XIXème siècle, au sein des écoles romantique et réaliste, la construction d’un imaginaire national fut développée lors du premier modernisme des années 1916-1929, celui des expérimentations techniques, inspiré de Picasso, Léger, Brancusi, Satie, Cendrars et Apollinaire, parmi d’autres, mouvement en rupture avec l’esthétique du Parnasse qui alors régnait en grande pompe dans les instances officielles.

Moderniste de première heure, Milliet défend la mission nationaliste des arts brésiliens, s’intéressant surtout aux œuvres régionalistes et à celles de la nouvelle génération des poètes de 1945. Son engagement de critique d’art et de littérature consiste à évaluer les œuvres à partir des critères qui valorisent les rapports entre artistes et écrivains et leur public. Dans ce cadre, Le Degré zéro de l’écriture n’aurait pas pu être reçu autrement : pour Milliet, la définition de l’écriture est « arbitraire » et plonge le lecteur « dans la perplexité la plus profonde », car elle est incompatible avec la conception que le critique se fait de la littérature. En conclusion, Milliet juge Barthes à l’aune de ses propres critères de valeur qu’il met en avant : « Pendant que quelques-uns s’amusent autant, d’autres mènent des recherches sérieuses sur la réalité contemporaine et préparent une vaste matière d’études aux futurs sociologues »[2].

La dénonciation des propos de Barthes au nom des « recherches sérieuses » de la sociologie trouve écho dans le style « ésotérique » de l’essayiste français, Milliet citant les métaphores botaniques du premier chapitre du livre comme un exemple de divagation vaine. Malgré cet accueil hostile, il faut signaler le mérite de Milliet d’avoir reconnu Le Degré zéro de l’écriture comme digne d’être discuté parmi les œuvres critiques brésiliennes et étrangères de l’époque. Bien que très négatif, l’article fait date car il est vraisemblablement le premier texte consacré à l’écrivain français dans la presse brésilienne.

Une telle perception de la première œuvre barthésienne ne se borne pas à un petit groupe ; elle trouvera des échos auprès de bien des intellectuels pendant les années 1950 et 1960. À cette époque-là, comme en témoigne l’article de Milliet, l’essayiste français est victime de méconnaissance et d’incompréhension. Pourtant, la donne change considérablement vers la fin de cette période, lorsque, d’une part, Leyla Perrone-Moisés présente Barthes dans des articles de presse et, d’autre part, lorsque Barthes se fait connaître par les répercussions de la querelle française sur la nouvelle critique.

À la différence de ceux qui, à l’époque, citent Barthes sur la base des ouï-dire ou le lisent sans acuité, Leyla Perrone-Moisés mesure très tôt la portée de ses idées et les présente dans de nombreux articles. Dans les années 1960, elle mobilise surtout la distinction entre écrivains et écrivants (établie dans l’article du même titre, paru en 1960 dans Arguments et repris dans les Essais critiques en 1964) dans ses lectures d’œuvres françaises contemporaines comme Compact, de Maurice Roche. Son article, « A escrita e o grito » [« L’écriture et le cri »], publié en avril 1968, expose des réflexions sur l’écriture littéraire de son temps et manifeste son parti pris pour ce qu’elle nomme les « critiques-écrivains » : « Aujourd’hui on retrouve souvent des œuvres dont la matière est constituée par des réflexions sur les origines, les moyens et les finalités de l’art. Si avant on réfléchissait pour créer, aujourd’hui on crée à partir de la réflexion critique même »[3].

Cette constatation lui permet de citer « Écrivains et écrivants » afin d’expliciter le sens que Barthes donne à chacun de ces deux concepts, et pour mettre en valeur les œuvres d’écrivains, relevant du domaine de l’écriture, en opposition aux œuvres à thèse. Or, établir une telle distinction constitue un geste essentiel dans le milieu critique brésilien qui, à l’exemple de la réception de Milliet, jugeait Barthes à partir d’une compréhension superficielle de son œuvre, sans prendre en compte les notions essentielles de sa pensée. Leyla Perrone-Moisés conclut ainsi : « Évidemment, ce qui nous intéresse ici est l’écriture de l’écrivain. Qu’est-ce qu’écrire, pour l’écrivain ? Écrire, c’est interroger le langage même. Il arrive qu’en interrogeant les raisons de l’écriture, l’écrivain finisse par frôler les raisons du monde »[4]. Dans ce passage, la critique expose la relation qui s’établit entre l’écriture de l’écrivain et le monde, fondée sur une question pour laquelle les écrivains, selon la conception barthésienne, n’ont jamais de réponse définitive. Ce faisant, Leyla Perrone-Moisés répond aux reproches d’une grande partie des critiques qui attaquait Barthes en prétendant que ses idées n’étaient pas en prise sur la « réalité ». 

La réception de l’œuvre de Barthes acquiert un caractère nouveau dans les années 1970, lorsque les premières traductions de ses œuvres sont publiées, ainsi de Critique et vérité suivi d’une sélection des Essais critiques (1970), Le Degré zéro de l’écriture, Éléments de sémiologie et Introduction à l’analyse structurale des récits (1971), Mythologies (1972) et Le Système de la mode (1979). Toutes ces œuvres témoignent à divers titres de l’enthousiasme de Barthes pour la linguistique, tout comme en témoignaient aussi les échos des débats français ; en sorte que Barthes fut définitivement associé au structuralisme, suivant un processus que l’écrivain décrit lui-même, non sans dégoût : « La société intellectuelle peut faire de vous ce qu’elle veut, ce dont elle a besoin, ceci n’est jamais qu’une forme du jeu social, mais moi, je ne puis me vivre comme une image, l’imago de la sémiologie »[5].

À ce moment-là, Barthes est la cible des critiques du langage structuraliste, tenu pour hermétique. Ses œuvres, alors reconnues par les intellectuels comme dignes de réflexion, étaient discutées – quand elles n’étaient pas tout simplement démolies – au titre de leur appartenance à une école critique : elles suscitaient de l’intérêt moins par leurs idées que par leurs liens avec le structuralisme. L’essai « O Estruturalismo dos pobres » [« Le Structuralisme des pauvres »], de José Guilherme Merquior, paru en 1974 dans le Jornal do Brasil, à Rio de Janeiro est très représentatif de cette réception. Véritable libelle contre le structuralisme, non dépourvu d’humour, l’essai condense les critiques les plus récurrentes faites par les intellectuels brésiliens à l’endroit de cette « activité », selon le mot de Barthes ; le ton est donné dès le premier paragraphe :

Si vous voulez poursuivre des études universitaires en lettres, préparez-vous : quelle idée vous faites-vous, pas encore du métalangage, mais du moins de la grammaire générative du code poétique ? Quelle est votre opinion sur les résultats, dans la tâche de mettre en équation la littérarité du poématique, des microscopies montées sur la formule poésie de la grammaire/ grammaire de la poésie ? Combien d’actants êtes-vous capable de distinguer dans la textualité des romans que vous avez probablement (re-)lu ? Et qu’est-ce que vous me dites du « pluriel du texte » de Barthes – est-il possible de l’assimiler au génotexte de la fameuse Kristeva ? Vous vous considérez en condition de discerner le travail signifiant dans le nouveau roman, par exemple, par le moyen d’une « décodification » « sémanalytique » de bases glossématiques ? Ou bien préférez-vous poursuivre la « signifiance », assujettie à quelques coupures épistémologiques, dans le terrain de la forclusion, si clairement exposée dans l’archipédant séminaire de Lacan ?[6]

L’auteur établit d’emblée un dialogue avec un futur étudiant hypothétique tout en déversant sur lui un torrent de termes, expressions et concepts créés ou divulgués à l’époque par les courants structuralistes. Presque tout y est et Barthes n’y échappe pas, avec une allusion au passage de S/Z, où l’auteur défend sa conception du texte littéraire comme « galaxie de signifiants »[7]. Face à la complexité des questions posées, l’étudiant, étourdi, ne peut qu’abandonner ses aspirations aux études de lettres…

L’effet comique, obtenu par l’accumulation de vocabulaire technique, a pour but d’attaquer le structuralisme par l’objet qu’il prise le plus : le langage. Aussi la critique de Merquior s’adresse-t-elle aux intellectuels brésiliens qui, tels Leyla Perrone-Moisés, défendent les nouvelles conceptions littéraires (le structuralisme dans ses branches les plus variées et le textualisme qui le suivit) : celles-ci, souvent jugées inaccessibles par l’emploi d’un lexique issu de la linguistique (alors à peine introduite au Brésil) se heurtent aux valeurs et préoccupations des critiques traditionnels que nous avons exposées plus haut.

Dans les années suivantes, une nouvelle lecture de l’œuvre barthésienne s’impose. La postmodernité brésilienne instituée depuis les décennies de 1980-1990 révèle en effet un autre Barthes : après la « fièvre structuraliste » – expression de la presse brésilienne – et grâce aux traductions de Leçon (1980), Fragments d’un discours amoureux (1981) et La Chambre claire (1984), et des ouvrages de la fin des années 1970, Le Plaisir du texte et Roland Barthes par Roland Barthes (1977), les animosités contre l’écrivain cessent et, surtout après sa mort en 1980, celui-ci est canonisé. Sa leçon inaugurale au Collège de France devient alors un outil de lutte contre toute domination, et ses livres des années 70 sont lus comme des manifestes pour la liberté face à l’orthodoxie structuraliste, au profit de l’expansion du désir hédoniste du lecteur et du critique. Considéré comme un libérateur face à l’oppression structuraliste, Barthes est célébré par la postmodernité – par le biais notamment des Cultural Studies –, qui voit dans la pluralité des sens du Texte, déclarée en 1968 avec « La Mort de l’auteur », la porte d’entrée pour la mise en question de tout autoritarisme, discursif et social.

Dans la presse, depuis lors, Barthes est souvent employé par la critique culturelle comme une référence, dans le but d’ajouter au texte une certaine valeur de contemporanéité et de culture. Un exemple illustrant ce type de référence est donné par le critique musical du journal O Estado de S. Paulo, João Marcos Coelho. Dans un article sur l’exécution de la Quatrième Symphonie de Mahler par le maestro Justin Brown, lors d’un concert de l’Orchestre Symphonique de São Paulo, le critique cite l’écrivain au premier paragraphe :

Aucune musique sur Terre ne peut être comparée à la nôtre, chante le soprano lors du dernier mouvement de la Quatrième Symphonie de Mahler. En fait, tout comme les cantates de Bach et les symphonies de Beethoven, à partir de l’Eroica, les vastes fresques symphoniques de Mahler invitent non seulement à la participation à un rituel virtuellement communautaire, aussi bien qu’elles nous avertissent, comme a dit Roland Barthes : « Écoutez, je vais jouer quelque chose que vous n’avez jamais entendu auparavant »[8].

Le paragraphe se poursuit sans aucune autre mention de Barthes ni du contexte de la phrase citée. Banale, dépourvue de portée conceptuelle ou réflexive, la phrase « Écoutez, je vais jouer quelque chose que vous n’avez jamais entendu auparavant » aurait pu être dite par n’importe qui, capable de jouer de la musique. Mais l’auteur prétend qu’il s’agit d’une phrase de Barthes. Comme c’est le cas pour la majorité des critiques journalistiques depuis les années 1990, la mention du nom de l’écrivain semble plus importante que le fait de citer son œuvre. Ou, pire encore, ce geste a plus de valeur que ce qui est cité. La fonction de la citation est alors inversée et devient un prétexte à la mobilisation du nom « Barthes ».

En revanche, dans les essais académiques actuels, l’œuvre barthésienne est non seulement lue avec attention, mais elle fait même parfois l’objet d’une véritable appropriation. La majorité des études sur Barthes emprunte la voie traditionnelle, celle qui consiste à analyser les textes selon un certain point de vue, en les faisant dialoguer entre eux ou avec des différentes théories. Tout comme dans les années 1970, les essais barthésiens sont souvent employés comme des outils d’analyse appliqués aux objets les plus variés.

Ces lectures de type classique ne doivent pourtant pas faire oublier que Barthes a aussi été le modèle d’une subversion des paradigmes universitaires, d’un appel à une écriture émancipée de la forme objective du discours scientifique et stimulant les créations personnelles, à cheval entre la recherche académique et l’écriture littéraire. Proposant la lecture de plusieurs essais de Barthes, l’essai « Barthes : o demônio da teoria » [« Barthes : le démon de la théorie »] (2005), de Vera Casa Nova, réalise cette écriture hybride, académique et littéraire, en construisant un texte à partir de fragments de l’œuvre barthésienne, enveloppés de lyrisme poétique.

Le titre renvoie directement au manuel de théorie littéraire d’Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, mais Casa Nova explique que son démon à elle n’est pas celui qu’envisage le critique – qui l’emprunte à Baudelaire –, mais celui de la thermodynamique, celui de Maxwell, responsable solitaire du rétablissement de l’équilibre dans un système, sorte de franc-tireur à la fois inséré dans un contexte et restant à sa marge. Le propos de Casa Nova établit un rapport inattendu entre le démon de la physique et Barthes et déroute ce faisant le lecteur, car elle frustre les attentes vis-à-vis d’un essai académique traditionnel, objectif et informatif, dont les articulations internes répondraient à une logique rationnelle. Suivant une logique propre à l’écriture littéraire, Casa Nova forme des métaphores, ne démontre pas mais suggère des rapports, au moyen de phrases nominales et d’énumérations typiques du langage poétique, étale son texte sur la feuille de papier tout en mettant à profit les espaces blancs pour rythmer une pensée qui indique au lecteur de nouveaux chemins de lecture possibles. En même temps, l’auteur préserve quelques éléments communs à l’essai traditionnel, telle la précision des références et citations, aussi bien que la mobilisation de la bibliographie de la question – Casa Nova mentionne la traduction brésilienne de « jouissance », « gozo », différente de la traduction portugaise, « fruição », interrogée par Leyla Perrone-Moisés dans l’essai « Lição de casa » [« Tâche de maison »][9]. Le texte se situe donc entre l’essai académique traditionnel et le texte poétique, et emprunte ses matériaux à ces deux genres textuels. Selon les mots de l’auteur :

Dissolution du moi, des idées, des sens. Geste radical de la langue, du corps. « On » qui se dit « je ». Des sauts discursifs, fragmentation du texte. Essai ou théorie critique ?
Subjectivité pure ? Vertige de la subjectivité ? Comment faire face à l’académie prétendue objective, qui se suppose scientifique ? L’impossibilité peut-être existante dans la confrontation en tant que des termes contradictoires, opposés en des termes de lecture d’un texte.[10]

De l’essai académique objectif à ce qui s’y oppose, le texte poétique subjectif : Casa Nova propose la destruction du sens univoque et l’effacement de l’énonciateur « impartial » afin de leur substituer la pluralité des sens sous les ordres du moi, tout en assumant les implications d’un tel choix : l’écriture non linéaire provoque la mise en question de la nature du texte : « Essai ou théorie critique » ou, encore, texte poétique ?

La subjectivité de l’énonciateur du Texte prend exemple sur l’œuvre de Barthes, tout en consolidant la position de Vera Casa Nova :

Des postures, des impostures. Le texte-lecture place le lecteur dans son lieu de culture, lui-même en tant que texte. Ce que le lecteur étale. Grand déplacement. Proposition dionysiaque – dans son sens de renversement, bouleversement, c’est-à-dire d’inquiétude. Barthes nous montre les inquiétudes. Quel confort la littérature et les arts peuvent-ils nous apporter ? Amour du texte, ce texte amoureux dont nous ne pouvons contrôler que des élans et des ruptures[11].

La proposition de l’auteur n’est pas confortable pour le lecteur puisqu’elle est fondée sur l’écriture d’un texte poétique qui se nourrit de la lecture des textes barthésiens, jusqu’alors jugés appartenants uniquement à un autre type de texte, l’essai académique. Par conséquent, elle bouleverse la notion traditionnelle de l’essai académique. Le « texte-lecture » de Casa Nova réalise son projet avec succès, d’une part par la construction d’un regard personnel sur Barthes, sans le perdre de vue et sans se perdre soi-même de vue. D’autre part, par l’inquiétude provoquée chez le lecteur, par le détour hors des chemins connus visant à dégager un chemin parallèle : ni tout à fait différent du texte attendu, un essai académique traditionnel, ni tout à fait conforme au standard universitaire, et par conséquent paradoxal. Car Vera Casa Nova est dans le même temps lectrice et écrivain.

Si, au Brésil, la présence de Barthes se manifeste aujourd’hui plus timidement au niveau de l’incorporation de ses idées, notions et concepts que dans un texte comme celui de Vera Casa Nova, au Portugal la réception de ses œuvres présente une toute autre couleur.



Un œillet nommé Barthes : la réception au Portugal


Avril, 1963 : devant la maigre audience d’une dizaine de personnes à l’Université de Lisbonne, pour son unique conférence au pays, Barthes lançait ses semelles sémiologiques à la critique portugaise. Loin d’exposer un savoir de professeur de littérature, il n’y proposa que des hypothèses sur la signification littéraire et la rhétorique en tant que méthode d’analyse littéraire. Tout cela étant alors complètement inconnu des universitaires portugais, cette provocation resta longtemps sous silence, sans fleurir[12].

Ce ne sera que dix ans plus tard, en 1973, que les livres de Barthes commenceront à être traduits au Portugal[13]. Le retard par rapport aux publications françaises est en grande partie dû à la configuration politique du pays : enfermée dans le régime autoritaire de Salazar depuis les années 1930, l’université portugaise se méfiait des méthodes critiques jugées non conventionnelles. Mais une fois franchie la barrière de la première publication en langue portugaise, les traductions et les essais sur Barthes se poursuivirent au point que l’auteur devint la référence la plus importante de la critique[14].

La floraison des publications était variable selon l’espace où elle se déployait : si les propositions provocatrices de Barthes demeuraient sans réponse à l’université, il en allait différemment dans d’autres lieux. Par exemple dans les journaux, où paraissaient des réactions aux œuvres barthésiennes, à commencer par celles d’Eduardo Prado Coelho dans le Diário de Lisboa ; ou depuis un milieu universitaire un peu distant, celui de Paris, où quelques étudiants portugais suivaient le séminaire de Barthes à École des Hautes Études en Sciences Sociales. L’un de ces étudiants, José Augusto Seabra, alors exilé politique, fut le premier à traduire un livre de l’écrivain à destination du Portugal : Mythologies.

À l’époque – 1973 – il s’agissait déjà d’un livre ancien, puisqu’il était paru en France en 1957. Pour ceux qui suivaient le développement de l’œuvre de Barthes, il était temps de mettre ses écrits à jour au Portugal et de décrire ses aventures hors des sentiers de la sémiologie ou de la mythocritique, qui étaient ceux des Mythologies. Mais… la parution de la première œuvre de Barthes au Portugal aura tout de même été très attendue, et sa lecture dut attendre encore un peu plus, puisqu’avant de commencer à lire le texte, il fallait en passer par une préface de trente pages à la typographie serrée : « Roland Barthes, Escritor (Do Desejo ao Prazer da Escrita)» [« Roland Barthes, écrivain (du désir au plaisir de l’écriture) »], texte déterminant pour la réception à la fois moderne et euphorique que ses textes connurent lors de cette première publication.

Comme l’explique Eduardo Prado Coelho, dans le compte rendu du livre publié au Diário de Lisboa,

Aucune réflexion sur la littérature ne peut aujourd’hui détourner de l’écriture de Barthes (...). Je dis écriture pour une raison que Seabra expose admirablement : l’œuvre de Barthes n’est pas une œuvre de critique, de théorie de la littérature ou de sémiologie ; il s’agit plutôt d’une expérience radicale d’écriture, qui s’articule presque entièrement autour du principe selon lequel l’écriture ne connaît que l’écriture et le texte est la seule théorie du texte[15].

Même si la préface de Seabra renvoie à toutes les œuvres de Barthes publiées jusqu’en 1973, sa préface a du mal à saisir son oeuvre : il n’est par exemple fait aucune distinction entre les moments marxiste, psychanalytique ou sémiologique de sa pensée. Ces « langages », selon Seabra, ne se succèdent pas linéairement, mais « pour le dire en des termes barthésiens, polyphoniquement »[16], ce qui le conduit à établir un lien entre Barthes et le poète sur lequel porte sa thèse de 3eme Cycle[17] : Fernando Pessoa, qui écrivait sous différents pseudonymes (Álvaro de Campos, Bernardo Soares, Ricardo Reis, Alberto Caeiro, pour nous borner aux plus célèbres) et, par conséquent, sous « différentes personnalités » (fictionnelles, bien entendu), afin d’exprimer une poétique plurielle :

Une telle « mise-en-scène du sujet pluralisé sur l’échiquier de l’écriture », selon l’expression heureuse de Julia Kristeva, poussée jusqu’à ses dernières conséquences, impliquerait une hétéronymie dont l’exemple pour nous le plus évident est l’œuvre poétique de Fernando Pessoa. Chez Roland Barthes, l’écriture hétéronome, ou bien hétéronyme, se montre comme ce « désir de l’Autre » qui suppose, réversiblement, l’autre comme désir : c’est dans l’espace – dans la distance – qui va de l’identité à l’altérité (à la pluralité) que s’insinue l’écriture, comme désir du discours[18].

Même si Barthes ne connaissait pas vraiment la littérature portugaise, tout comme Seabra le montre, les idées barthésiennes trouvent beaucoup de résonances dans la poétique de Pessoa : le pluriel du texte, la mort de l’Auteur, la mise en question des paradigmes, l’éloge du neutre, ou même la phrase « tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman », de Roland Barthes par Roland Barthes, pourraient être considérés comme des motifs pessoiens. Le rapport établi par le critique portugais semble donc tout à fait justifié et ouvre une voie de recherche encore peu explorée.

Après la publication de Mythologies avec sa longue préface, les traductions de Barthes se succédèrent pendant les années 1970 : Le Degré zéro de l’écriture suivi d’Éléments de Sémiologie (1973), Le Plaisir du texte (1974), Écrivains, intellectuels, professeurs et autres essais (1975)[19], Essais critiques (1977), Roland Barthes par Roland Barthes (1978), Sade, Fourier, Loyola (1979), Leçon (1980), S/Z (1980), tous publiés par la maison d’édition Edições 70, qui fonda une collection, Signos [Signes], pour publier Barthes et des auteurs proches de lui (Todorov, Kristeva, et même Eduardo Prado Coelho). Parmi ces œuvres, il faut insister sur la traduction, en 1974, d’un livre qui venait de sortir en France : Le Plaisir du texte, précédé d’une préface de Eduardo Prado Coelho.

Pour le préfacier, présenter l’œuvre en mai 1974 comme si rien ne s’était passé serait revenu au même que trahir le texte de Barthes. Il évoque donc la Révolution des Œillets[20], le coup d’état d’avril 1974 qui vient de renverser le gouvernement fasciste au Portugal. Dans ce contexte, le livre de Barthes présente un sens particulier : plus qu’une réflexion sur la littérature contemporaine, la psychanalyse et la lecture, le texte pousse ses lecteurs vers une pensée libertaire, de refus tout langage présenté comme « officiel » :

À nous maintenant incombe un double travail : d’une part, celui de consolider le langage de notre idéologie politique, parce qu’il n’y a pas de discours politique qui ne soit répétitif, qui ne se nourrisse de stéréotypes.
En revanche, il est important (et c’est une des tâches les plus fondamentales attribuées aux écrivains portugais) que ce langage ne se réifie pas jusqu’aux limites de l’aliénation, qu’il surgisse toujours en tant que langage vivant et poussé par l’imagination libre de ceux qui le parlent, et qu’en ce langage les mythes qu’on va encore construire se dissolvent. Les textes que nous écrirons ne pourront pas éviter quelques stéréotypes : des mots qui sont des marques, des emblèmes de reconnaissance, des œillets rouges. Mais il faut qu’un œillet soit toujours un autre œillet saisi par le geste libre de celui qui l’affirme[21].

Roland Barthes fut tellement assimilé à la vie intellectuelle portugaise qu’il devint un œillet de la révolution. Dans les années suivantes, cette appréhension sera plus visible encore, lorsque Barthes sera lu et commenté par des spécialistes de différents domaines, bien au-delà de la littérature, tels la philosophie, les sciences politiques et sociales, ou encore les sciences de la communication.

En 1982, deux ans donc après la mort de Barthes, un grand colloque lui est consacré à l’Université de Lisbonne, celle-là même où, en avril 1963, il avait donné sa conférence devant une dizaine de personnes. Il ne s’agit pas exactement d’une rencontre de spécialistes (à cette époque-là, il n’y avait presque pas de « spécialistes » en critique littéraire), mais plutôt d’un hommage de toute une génération de chercheurs portugais qui ont suivi les cours ou séminaires de Barthes et, surtout, qui ont été touchés par son œuvre. Dans la préface aux actes de ce colloque, Maria Alzira Seixo donne des exemples de la dissémination de la pensée de Barthes dans la culture portugaise : presque toute son œuvre étant déjà traduite (« bien que mal traduite… », selon l’auteur), son nom est souvent utilisé dans des études et publications diverses, même journalistiques, comme en témoigne le cas d’un « conseiller de la révolution »[22] qui avait employé le langage sémiologique barthésien dans un entretien[23]. Aujourd’hui, Maria Alzira Seixo se rappelle qu’on avait même crée un cours à l’Université de Lisbonne consacré à étudier l’œuvre de Barthes (« sémiologie littéraire ») et que toute cette université était vue, à ce moment-là, comme une institution barthésienne[24].

Cette dissémination est bien sûr observable dans les textes du colloque, qui portent sur des sujets très variés (le Japon, l’idéologie, la musique, les études bibliques…), mais aussi dans l’écriture plutôt libre des intervenants, qui renvoient souvent au « plaisir » de la lecture de Barthes et qui, parfois, essayent de pasticher son style, de « confondre » leur texte avec celui de Barthes. C’est le cas de Teresa Chaby Calado, dans un article sur la notion de « punctum » appliquée à la lecture littéraire. Elle commence par raconter sa lecture du poème « Voyelles » de Rimbaud, qu’elle n’arrivait pas à comprendre. À partir de l’observation du changement de l’ordre traditionnel des voyelles (A, E, I, U, O), elle ressent la piqûre, le « punctum » :

Ainsi, mon désir a grandi, il a grandi, et du coup le signifié a surgi comme une lumière soudaine et un entrelacement a commencé. Comme dit Barthes : « Perdu dans ce tissu – le sujet se défait comme une araignée qui se dissout dans les sécrétions constructives de sa toile »[25].

La lecture des articles consacrés à Barthes nous permet aussi d’observer les signes d’une crise produite par l’assimilation massive de son oeuvre ; c’est ce qui peut être compris à partir d’un texte très expérimental et assez énigmatique – pour ne pas dire confus – d’un professeur de littérature qui essaye d’« utiliser » ou plutôt d’« appliquer » les idées de Barthes dans sa pratique quotidienne :

Appliquer Barthes ? Comment ?
C’est pour cela qu’il est un lieu de terreur : car après ce parcours méticuleux de classification jusqu’à la scientificité et l’arrogance, il exige d’assiéger la citadelle pour la faire s’écrouler ; car après le parcours des assertions et de l’installation, il exige la fissure des confrontations pour produire la fuite loin de l’honnête fonctionnalité des points d’arrivée ; car après la découverte de la doxa tranquille, il exige le désir du transfert et de la rupture ; car après le chemin critique organisé, il bouleverse les discours pour enlever les traces de la domination et de la manipulation ; car après la consistance des nomenclatures, il désoriente les hiérarchies discursives à partir de l’intérieur des codes des langues et de la pensée, mythifiés et fallacieux ; car il nous rend conscients des lieux de la fatigue et il rouvre l’inconsistance des lieux de fraîcheur ; car après la préparation du chemin pour découvrir que « Le mythe ne ment pas : il exprime la vérité d’une idéologie » (après avoir indiqué que, par conséquent, le professeur ne ment pas), il abandonne ce professeur tout en lui attribuant le rôle critique de « protecteur » du « vertige des lieux de la parole ». Il le plonge dans le terrorisme du tiers chemin : celui de la liberté[26].

Après l’euphorie de la réception des années 1970, il fallait trouver un chemin pour continuer à vivre avec Barthes, même après sa mort. Toutes les alternatives semblaient fallacieuses : comment enseigner l’analyse structurale du récit, si Barthes s’était éloigné de cette route auparavant ? Comment parler de la mort de l’auteur, s’il avait été le premier à le faire renaître ? Ces questions sont peut-être une partie de l’explication de l’abandon relatif au Portugal des études sur l’œuvre de l’écrivain, dans les dernières années. Après l’interprétation de Barthes par des intellectuels comme un symbole libertaire, il fallait l’adapter à une structure encore très figée : l’université. Bien sûr, il nous faut ajouter à cette difficulté le décès dans les années 2000 des deux critiques qui introduisirent l’écrivain au Portugal : José Augusto Seabra et Eduardo Prado Coelho[27], qui écrivirent la plupart des œuvres et des réflexions le concernant.

Sans eux, Barthes devint moins étudié et moins traduit. Une telle constatation rend prophétique – du moins pour le Portugal – le propos d’Antoine Compagnon au Colloque de Lisbonne en 1982 : « Barthes écrivait par commande, il n’écrivait que par commande. Rien ne définit mieux l’écriture de Roland Barthes que la commande. (...) À cause de la commande, Barthes ne laisse pas d’inédits : il n’y aura pas d’œuvre posthume »[28]. En fait, il n’y a pas de traductions portugaises des cours au Collège de France[29] ; en revanche, le Journal de deuil et Les Carnets du voyage en Chine ont récemment paru, toujours chez Edições 70.

En 1994 paraît un numéro spécial de la revue « Nova Renascença » [« Nouvelle Renaissance »][30] consacré à l’œuvre de Barthes. Toutefois, la lecture des articles y rassemblés témoigne d’un changement radical par rapport à la réception de Barthes dans la scène culturelle portugaise, d’autant plus lorsque nous pensons aux textes des années 1980. À côté des articles signés par des auteurs déjà connus dans les milieux barthésiens portugais, tels José Augusto Seabra et Maria Alzira Seixo, la revue ne présente presque aucun travail des jeunes chercheurs du pays, et s’ouvre à des contributions hispaniques, françaises ou même galiciennes[31]. En fait, il faut ajouter un mot sur cette dernière contribution en galicien : il s’agit du texte de Luís García Soto, auteur d’un livre sur Barthes[32] issu d’une thèse de philosophie écrite sous la direction de Seabra. Peut-être à cause de la langue très peu connue qu’il utilise, García Soto est le critique qui exerce l’écriture la plus libre dans cette revue, en s’adressant directement au lecteur d’une manière un peu amère : « N’en doutez pas, Roland Barthes vous intéresse »[33].

Même si Barthes est peu traduit et qu’il n’y a pas d’essai récent consacré à son oeuvre, il est possible d’affirmer que la réception euphorique des années 1980, post-Révolution des œillets, a laissé une trace dans la culture portugaise. Une recherche auprès du catalogue des thèses soutenues dans quelques-unes des plus importantes universités du Portugal depuis 2008[34] permet de dénombrer 136 thèses qui citent Barthes, à propos des sujets les plus variés, tels la littérature brésilienne, la photographie, le cinéma, la publicité, l’éducation... Mais peut-être que l’indice le plus évident de cette trace durable est la présence de Barthes dans la littérature portugaise contemporaine. Maria Alzira Seixo, par exemple, évoque une conférence inédite de José Saramago à propos de la mort de l’auteur (avec laquelle l’écrivain n’était pas du tout d’accord), proférée au Canada en 1994[35]. Parmi les exemples les plus récents, il faut encore mentionner le cas de Gonçalo Tavares, auteur d’un texte nommé « Roland Barthes e Robert Musil » (2004), aussi bien que d’un livre apparu en 2013, Atlas do Corpo e da Imaginação : Teoria, Fragmentos e Imagens [Atlas du Corps et de l’Imagination : Théorie, Fragments et Images], où il consacre un chapitre à une réflexion autour d’un extrait du Roland Barthes par Roland Barthes.

« Roland Barthes e Robert Musil » ne peut être situé dans aucun genre littéraire traditionnel. Classé parmi les « tableaux littéraires » qui composent l’œuvre de l’auteur, le livre est construit comme un échiquier, où l’on retrouve des cases remplies par des phrases inspirées ou transcrites de Barthes et de Musil, aussi bien que des cases vides. Une des cases les plus longues du livre s’emploie à décrire l’une des manières de rendre compte d’une telle distribution :

Barthes renvoie aux « lieux spéciaux » du langage en opposition aux « lieux communs ».
J’écris : aucun être humain n’est dans un lieu insolite s’il porte en soi-même des phrases misérables.
Car c’est le langage qui place l’Homme.
Ce sont les phrases rares qui voyagent et connaissent. Toute la découverte géographique existe dans la phrase, ou n’existe pas.
Comment veux-tu découvrir, si tu n’apportes pas aux mots des rapports nouveaux ?[36]

Tavares fragmente les textes de Barthes et de Musil pour construire des phrases capables de voyager et de connaître d’autres lieux. Il s’agit d’une entreprise menée à terme par Barthes dans Fragments d’un discours amoureux et S/Z, par exemple, œuvres dans lesquelles il émiette complètement les textes tuteurs, en leur faisant prendre des directions imprévisibles, grâce à sa topique « un peu vide », qui laisse place aux projections du lecteur[37]. Mais Tavares est encore plus radical: dans son processus de cassure et d’étalement du texte sur l’échiquier, il laisse littéralement des cases vides, que le lecteur doit remplir avec ses propres lectures cassées des textes de Barthes (et de Musil).

Or, dans Atlas do Corpo e da Imaginação l’usage que Tavares fait de Barthes prend un sens complètement différent. Il ne s’agit plus de se servir des morceaux des textes et des phrases pour les conduire vers de nouveaux sens ; la réflexion se déploie à partir d’un petit récit autobiographique, celui de la côte que les médecins enlevèrent à Barthes lors de son pneumothorax et que l’écrivain garda longtemps dans un tiroir. L’image de la côte enlevée sert à réfléchir sur le manque d’héroïsme du corps, qui est toujours un personnage secondaire, puisqu’il ne se manifeste que dans des moments extrêmement difficiles, comme ceux de maladie, ou, tout au contraire, dans des moments d’extrême joie, comme le plaisir sexuel : « conséquence de l’observation de Barthes : puisque je ne suis pas excité et que je n’ai pas de mal à la tête, toi, corps, n’existes pas »[38]. Bien que les rapports entre les deux écrivains, Barthes et Tavares, ne se bornent pas aux œuvres citées et réclameraient une analyse plus approfondie, le caractère panoramique de notre article nous oblige à nous arrêter là, avec une invitation à la lecture de l’œuvre de cet écrivain portugais.

Le parcours proposé autour des réceptions des œuvres de Barthes dans les deux pays nous offre un panorama marqué par des points communs – l’enthousiasme des années 1970 pour le structuralisme, porte d’entrée la plus communne pour les écrits barthésiens – et des différences contextuelles et culturelles, dues aux situations politiques et économiques distinctes. En ce moment, dans la vie culturelle portugaise, Barthes est lu, employé, reconnu, détruit et reconstruit, morceau par morceau, cependant qu’à l’université il reste un peu tenu à l’écart. Au Brésil en revanche, à partir de l’important travail de diffusion de Leyla Perrone-Moisés, Barthes est toujours un objet d’intérêt pour les universitaires, qui discutent ses œuvres dans des recherches, colloques et recueils. Toutefois, au Brésil l’écrivain est un peu éloigné du grand public, malgré la publication et republication de toute son œuvre dans les années 2000. Selon son principal éditeur brésilien, les ventes des livres de Barthes ne se portent pas bien actuellement[39]. Pour le centenaire de sa naissance en 2015, plusieurs activités ont été prévues dans les deux pays : il est certain que les deux réceptions se toucheront et se mélangeront – mouvement initié par cet article.

Plan



Résumé

Pour des raisons qui tiennent aux hasards des séjours de recherche à Paris ou aux directions prises par des projets d’études, Barthes fut introduit au Brésil par Leyla Perrone-Moisés et au Portugal par José Augusto Seabra et Eduardo Prado Coelho. Pris dans la vogue structuraliste, les milieux littéraires des deux pays traduisirent dans les années 1970 les œuvres de l’écrivain, selon leurs besoins de bibliographie sur les nouveaux courants théoriques. Toutefois, loin d’être homogène ou toujours amical, l’accueil fait aux textes de Barthes connaît des variations dans les deux pays, selon les moments historiques et les types de réception : nous proposons un bref panorama de la réception de l’écrivain au Brésil et au Portugal, à partir d’un corpus de presse, d’essais académiques et d’œuvres littéraires.


Notes

[1]Par « moderniste » nous entendons tout intellectuel, écrivain ou critique ayant écrit au Brésil pendant les années 1910-1930.


[2]In “Grau zero da escrita", O Estado de S. Paulo, le 17 novembre 1953, p. 8. Toutes les traductions sont de responsabilité des auteurs de cet article.


[3]In “A Escrita e o grito”, O Estado de S. Paulo, le 20 avril 1968, p. 3.


[4]Ibidem.


[5]In “L’Aventure sémiologique”, Oeuvres complètes v. 4, p. 522.


[6]In O Estruturalismo dos pobres e outras questões, Rio de Janeiro, Tempo Brasileiro, 1975, p. 7.


[7]In Oeuvres complètes v. 3, p. 123.


[8]In “A Paixão encantatória de Mahler”, O Estado de S. Paulo, le 22 mars 2010, p. 5.


[9]In Roland Barthes, Aula, traduction de Leyla Perrone-Moisés, São Paulo, Cultrix, 2007 [1980], p. 83-86.


[10]In Vera Casa Nova, Paula Glenadel (org.), Viver com Barthes, Rio de Janeiro, 7Letras, 2005, p. 76.


[11]Ibid., p. 79.


[12]Selon le témoignage de Maria de Lourdes Belchior, in Maria Elzira Seixo (dir.), Leituras de Roland Barthes, Lisbonne, Publicações Dom Quixote, 1982, p. 31. Le contenu de la conférence sera partiellement réproduit dans “Littérature et signification”, publié dans les Essais critiques.


[13]Deux textes de Barthes, « Qu’est-ce que la critique ? » et « L’activité structuraliste », avaient déjà été publiés dans le recueil de Eduardo Prado Coelho (dir.), Estruturalismo, antologia de textos teóricos, Lisboa, Portugália editores/ Livraria Martins Fontes, 1967.


[14]À ce propos, voir, par exemple, la polémique entre Eduarda Dionísio et Eduardo Prado Coelho, lorsqu’elle affirme se sentir « écrasée » par le « dieu Barthes ». Il est important de souligner que, après cette polémique, Eduarda Dionísio est elle-même devenue barthésienne. Lisbonne, Diário de Lisboa, le 24 mars 1972.


[15]In “O efeito-Barthes em Portugal”, Lisboa, Diário de Lisboa, le 27 septembre 1973. p. 6.


[16]In “Roland Barthes, Escritor (Do Desejo ao Prazer da Escrita)”, préface à Mitologias, Lisbonne, Edições 70, 1973, p. XXIII. Ce texte a été augmenté et revu et publié sous forme de livre en 1980. SEABRA, José Augusto. Poiética de Barthes, Porto, Brasília, 1980.


[17]Cette thèse fut dirigée par Barthes lui-même et avait comme titre « Analyse structurelle des hétéronymes de Fernando Pessoa : du poemodrama au poetodrama », publiée plus tard sous le titre Fernando Pessoa e o poetodrama, São Paulo, Perspectiva, 1974.


[18]Ibid., p. XXII-XXIII.


[19]Le livre, un recueil qui n’a été publié qu’au Portugal, est sorti par la maison d’édition Presença et a été précédé par une préface de Arnaldo Saraiva, « Roland Barthes, crítico português », qui nous a beaucoup aidé à écrire cet article.


[20]La Révolution des œillets a reçu ce nom parce que les réunions populaires avaient lieu à la place du marché des fleurs, à Lisbonne, au mois d’avril, quand c'était le temps des œillets.


[21]In “Aplicar Barthes”, préface à O prazer do texto, Lisbonne, Edições 70, 1974, p. 20. C’est l’auteur qui souligne.


[22]Le “Conseil de la Révolution” a été créé après le coup d’État pour conduire la reconstruction politique du pays. Il était composé du Président de la République, du Premier Ministre et des répresentants des Forces Armées.


[23]In “Prefácio”. Leituras de Roland Barthes, Lisbonne, Publicações Dom Quixote, 1982, p. 13.


[24]Information obtenue lors de l’entretien électronique avec les auteurs le 20/11/2014. Nous tiendrons à remercier à Maria Alzira Seixo de la disponibilité et générosité avec lesquelles elle a répondu à notre demande ; ses contributions ont été très importantes pour l’élaboration de cet article.


[25]In “Roland Barthes: o (meu) dizer do desejo” [Roland Barthes: [mon] expression du désir], Leituras de Roland Barthes, op.cit., p. 124.


[26]Maria da Glória Padrão, “Barthes, um lugar de terror”, Leituras de Roland Barthes, op. cit., p. 138-139.


[27]Au-delà de la recherche en littérature, ils ont occupé des postes administatifs très importants au sein du gouvernement portugais : Seabra fut député et Ministre de l’Éducation et Prado Coelho fut attaché culturel de l’Ambassade portugaise à Paris. Nous imaginons que les tâches politiques rendirent difficiles tant la construction des groupes de recherche que la direction des thèses sur l’œuvre barthésienne, ce qui, d’une certaine manière, ne contribua pas à la diffusion des études sur Barthes au Portugal.


[28]In “A obstinação de escrever”, Leituras de Roland Barthes, op. cit., p. 115.


[29]Tous les cours sont traduits au Brésil.


[30]Porto, Nova Renascença, vol. XIV, no 54, 1994.


[31]Le galicien est la langue utilisée à Galice, Espange. Il est important de souligner qu’il s’agit d’une langue plus proche du portugais que de l’espagnol.


[32]Outramente Barthes, Porto, Nova Renascença, 1988.


[33]« Barthes 1990 relido », Nova Renascença. Vol. XIV, no 54. 1994. p. 390.


[34]Le « Repositório Científico de Acesso Aberto de Portugal » rassemble des thèses soutenues à l’Université de Lisbonne, à l’Université Nouvelle de Lisbonne, à l’Université Catholique de Lisbonne, ainsi qu'à l’Université d’Aveiro. http:// www.rcaap.pt. Accès le 5 décembre 2014.


[35]Information obtenue lors d'un entretien électronique avec les auteurs le 20/11/2014.


[36]Lisboa, Relógio d’Água, 2004, p 106.


[37]On peut lire dans les Fragments d’un discours amoureux, à propos de la « topique amoureuse » (structure du livre) : « Or, le propre d’une topique c’est d’être un peu vide : une Topique est par statut à moitié codée, à moitié projective (ou projective, parce que codée). Paris, Seuil, 2002. p. 30


[38]Cordova, Editorial Caminho, 2013, p. 188.


[39]Dans un échange de messages éléctroniques entre les auteurs de cet article et Luís Rivera, ancien éditeur de WMF Martins Fontes, principale maison d’édition des œuvres de l’écrivain au Brésil, l’éditeur mentionne la « faible acceptation des livres de la collection Barthes dans le marché ». Message éléctronique écrit le 20 février 2014.



Auteur

Claudia Amigo Pino est Professeur de Littérature Française à l’Université de São Paulo (Brésil). Depuis 2008, ses recherches portent sur les manuscrits de Roland Barthes, notamment sur Vita Nova et les séminaires à l'EPHE. Elle a publié, entre autres, A ficção da escrita (2004), Escrever sobre escrever. Uma introdução crítica à crítica genética (2007) et Roland Barthes a aventura do romance (2015).

Laura Brandini est Professeur de Littérature Française à l’Université de Londrina (Brésil). Son doctorat (São Paulo et Genève, 2013) et son post-doctorat (Paris, 2014-2015) sont consacrés à l'oeuvre de Barthes. Elle est l’auteur de Crônicas e outros escritos de Tarsila do Amaral (2008), Brasil e França: laços literários (2015), Imagens de Roland Barthes no jornal O Estado de S. Paulo (1953-2013) (2015) et la traductrice de Literatura para quê? (2009), Os Antimodernos (2011) et Une question de discipline (sous presse), de Antoine Compagnon.

Pour citer cet article

Claudia Amigo Pino et Laura Brandini, « De l’incompréhension, de la création, des œillets : Barthes au Brésil et au Portugal », in Claude Coste & Mathieu Messager (dir.), Revue Roland Barthes, nº 2, octobre 2015, « Barthes à l'étranger », [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/article_pino_brandini.html [Site consulté le DATE].


1Par « moderniste » nous entendons tout intellectuel, écrivain ou critique ayant écrit au Brésil pendant les années 1910-1930.

2In “Grau zero da escrita", O Estado de S. Paulo, le 17 novembre 1953, p. 8. Toutes les traductions sont de responsabilité des auteurs de cet article.

3In “A Escrita e o grito”, O Estado de S. Paulo, le 20 avril 1968, p. 3.

4Ibidem.

5In “L’Aventure sémiologique”, Oeuvres complètes v. 4, p. 522.

6In O Estruturalismo dos pobres e outras questões, Rio de Janeiro, Tempo Brasileiro, 1975, p. 7.

7In Oeuvres complètes v. 3, p. 123.

8In “A Paixão encantatória de Mahler”, O Estado de S. Paulo, le 22 mars 2010, p. 5.

9In Roland Barthes, Aula, traduction de Leyla Perrone-Moisés, São Paulo, Cultrix, 2007 [1980], p. 83-86.

10In Vera Casa Nova, Paula Glenadel (org.), Viver com Barthes, Rio de Janeiro, 7Letras, 2005, p. 76.

11Ibid., p. 79.

12Selon le témoignage de Maria de Lourdes Belchior, in Maria Elzira Seixo (dir.), Leituras de Roland Barthes, Lisbonne, Publicações Dom Quixote, 1982, p. 31. Le contenu de la conférence sera partiellement réproduit dans “Littérature et signification”, publié dans les Essais critiques.

13Deux textes de Barthes, « Qu’est-ce que la critique ? » et « L’activité structuraliste », avaient déjà été publiés dans le recueil de Eduardo Prado Coelho (dir.), Estruturalismo, antologia de textos teóricos, Lisboa, Portugália editores/ Livraria Martins Fontes, 1967.

14À ce propos, voir, par exemple, la polémique entre Eduarda Dionísio et Eduardo Prado Coelho, lorsqu’elle affirme se sentir « écrasée » par le « dieu Barthes ». Il est important de souligner que, après cette polémique, Eduarda Dionísio est elle-même devenue barthésienne. Lisbonne, Diário de Lisboa, le 24 mars 1972.

15In “O efeito-Barthes em Portugal”, Lisboa, Diário de Lisboa, le 27 septembre 1973. p. 6.

16In “Roland Barthes, Escritor (Do Desejo ao Prazer da Escrita)”, préface à Mitologias, Lisbonne, Edições 70, 1973, p. XXIII. Ce texte a été augmenté et revu et publié sous forme de livre en 1980. SEABRA, José Augusto. Poiética de Barthes, Porto, Brasília, 1980.

17Cette thèse fut dirigée par Barthes lui-même et avait comme titre « Analyse structurelle des hétéronymes de Fernando Pessoa : du poemodrama au poetodrama », publiée plus tard sous le titre Fernando Pessoa e o poetodrama, São Paulo, Perspectiva, 1974.

18Ibid., p. XXII-XXIII.

19Le livre, un recueil qui n’a été publié qu’au Portugal, est sorti par la maison d’édition Presença et a été précédé par une préface de Arnaldo Saraiva, « Roland Barthes, crítico português », qui nous a beaucoup aidé à écrire cet article.

20La Révolution des œillets a reçu ce nom parce que les réunions populaires avaient lieu à la place du marché des fleurs, à Lisbonne, au mois d’avril, quand c'était le temps des œillets.

21In “Aplicar Barthes”, préface à O prazer do texto, Lisbonne, Edições 70, 1974, p. 20. C’est l’auteur qui souligne.

22Le “Conseil de la Révolution” a été créé après le coup d’État pour conduire la reconstruction politique du pays. Il était composé du Président de la République, du Premier Ministre et des répresentants des Forces Armées.

23In “Prefácio”. Leituras de Roland Barthes, Lisbonne, Publicações Dom Quixote, 1982, p. 13.

24Information obtenue lors de l’entretien électronique avec les auteurs le 20/11/2014. Nous tiendrons à remercier à Maria Alzira Seixo de la disponibilité et générosité avec lesquelles elle a répondu à notre demande ; ses contributions ont été très importantes pour l’élaboration de cet article.

25In “Roland Barthes: o (meu) dizer do desejo” [Roland Barthes: [mon] expression du désir], Leituras de Roland Barthes, op .cit., p. 124.

26Maria da Glória Padrão, “Barthes, um lugar de terror”, Leituras de Roland Barthes, op. cit., p. 138-139.

27Au-delà de la recherche en littérature, ils ont occupé des postes administatifs très importants au sein du gouvernement portugais : Seabra fut député et Ministre de l’Éducation et Prado Coelho fut attaché culturel de l’Ambassade portugaise à Paris. Nous imaginons que les tâches politiques rendirent difficiles tant la construction des groupes de recherche que la direction des thèses sur l’œuvre barthésienne, ce qui, d’une certaine manière, ne contribua pas à la diffusion des études sur Barthes au Portugal.

28In “A obstinação de escrever”, Leituras de Roland Barthes, op. cit., p. 115.

29Tous les cours sont traduits au Brésil.

30Porto, Nova Renascença, vol. XIV, no 54, 1994.

31Le galicien est la langue utilisée à Galice, Espange. Il est important de souligner qu’il s’agit d’une langue plus proche du portugais que de l’espagnol.

32Outramente Barthes, Porto, Nova Renascença, 1988.

33« Barthes 1990 relido », Nova Renascença. Vol. XIV, no 54. 1994. p. 390.

34Le « Repositório Científico de Acesso Aberto de Portugal » rassemble des thèses soutenues à l’Université de Lisbonne, à l’Université Nouvelle de Lisbonne, à l’Université Catholique de Lisbonne, ainsi qu'à l’Université d’Aveiro. http:// www.rcaap.pt. Accès le 5 décembre 2014.

35Information obtenue lors d'un entretien électronique avec les auteurs le 20/11/2014.

36Lisboa, Relógio d’Água, 2004, p 106.

37On peut lire dans les Fragments d’un discours amoureux, à propos de la « topique amoureuse » (structure du livre) : « Or, le propre d’une topique c’est d’être un peu vide : une Topique est par statut à moitié codée, à moitié projective (ou projective, parce que codée). Paris, Seuil, 2002. p. 30

38Cordova, Editorial Caminho, 2013, p. 188.

39Dans un échange de messages éléctroniques entre les auteurs de cet article et Luís Rivera, ancien éditeur de WMF Martins Fontes, principale maison d’édition des œuvres de l’écrivain au Brésil, l’éditeur mentionne la « faible acceptation des livres de la collection Barthes dans le marché ». Message éléctronique écrit le 20 février 2014.